Dans un monde où l’espèce humaine se place au sommet de la chaîne alimentaire, elle se permet de s’auto-proclamer juge des espèces animales qui méritent de vivre ou de mourir. Avec l’approbation du gouvernement, certaines d’entre elles sont même déclarées ennemies publiques à exterminer par tous les moyens. Quelles sont ces espèces dites nuisibles ? Pour qui représentent-elles une nuisance ? N’ont-elles pas une place légitime et même bénéfique dans l'écosystème ?
L’ESOD rural
Derrière l’acronyme ESOD se cachent " les espèces susceptibles d’occasionner des dégâts " sur les cultures, les petits élevages et autres exploitations humaines. Appelés nuisibles jusqu’en 2016, il s’agit d’une liste d'espèces animales contenant trois groupes, fixée tous les trois ans par arrêtés ministériels et préfectoraux. D'après les pouvoirs publics, ces espèces y figurent :
dans l'intérêt de la santé et de la sécurité publique ;
pour assurer la protection de la flore et de la faune sauvages ;
pour prévenir des dommages importants aux activités agricoles, forestières et aquacoles et à d'autres formes de propriété.
Le premier groupe contient les espèces d’animaux non indigènes (dont la liste nationale, permanente, est fixée par arrêté ministériel au 3 août 2023). Il s’agit de la bernache du Canada, le chien viverrin, le ragondin, le rat musqué, le raton laveur et le vison d’Amérique.
Le second groupe recense les espèces indigènes prédatrices et déprédatrices (dont la liste est fixée tous les 3 ans pour chaque département par arrêté ministériel). Il s’agit de la belette, la fouine, la martre des pins, le renard, le corbeau freux, la corneille noire, la pie bavarde, l’étourneau sansonnet et le geai des chênes.
Enfin, le troisième groupe cible les espèces d'animaux indigènes présentant un intérêt cynégétique fort (dont la liste est fixée chaque année par arrêté préfectoral selon la liste nationale permanente établie par arrêté ministériel). Au banc des accusés, on retrouve le sanglier, le pigeon ramier et le lapin de garenne.
Attention, ces ESOD ne sont pas à confondre avec les espèces exotiques invasives qui sont des espèces animales, végétales ou des microbes qui ont été introduits par les humains, volontairement ou accidentellement, dans un autre territoire que leur aire d’origine. Ces dernières représentent une perturbation néfaste à la biodiversité autochtone des écosystèmes naturels dans lesquels elles se sont établies. Et une explosion démographique d’une espèce exotique envahissante peut se traduire par une invasion biologique perturbant de manière radicale l’écosystème en place. On pense notamment au frelon asiatique dont la prolifération en France depuis 2004 est en partie responsable de l’affaiblissement des ruches puisqu’ils se nourrissent d’abeilles ou encore au moustique tigre dont l’expansion en Europe a causé le déplacement des espèces de moustiques indigènes par compétition inter-spécifique entre les larves. Les exemples sont malheureusement nombreux, tout comme les moyens de lutter contre.
Les ESOD, ont leur rôle dans le fonctionnement des écosystèmes et vouloir les faire disparaître en faisant fi des conséquences sur la nature apparaît comme une pression supplémentaire sur une biodiversité déjà largement menacée par les activités humaines. Le ministère de la Transition écologique et de la cohésion des territoires s’en défend en précisant que « ce classement n’a pas pour but d’éradiquer les espèces concernées, mais bien de les réguler afin de limiter les perturbations et les dégâts qu’elles peuvent provoquer notamment sur la faune, la flore, les activités agricoles ou les propriétés privées. ». Pourtant, cette sélection d’indésirables est jugée par les associations de protection de l’environnement comme anthropocentrée, puisqu’il attribue à une espèce une valeur en fonction de son intérêt ou incidence pour l'Homme, sans aucune justification scientifique et ne prenant pas compte leurs relations avec les autres espèces. Ce classement ne tient pas compte du fait que chaque espèce constitue un élément clé d’un ou de plusieurs écosystèmes (services écosystémiques rendus), et occulte complètement sa valeur intrinsèque.
Biodiversité : le vrai vivre ensemble
Prenons quelques exemples. Le renard roux apparaît comme un prédateur de rongeurs (campagnols, lapins) qui eux-mêmes nuisent à l’agriculture et également porteurs des acariens responsables de la maladie de Lyme. C’est aussi un charognard, un disperseur de graines et une espèce ingénieure capable de créer des micro-habitats en creusant des terriers et des galeries qui sont utilisés ensuite par d’autres espèces (chats forestiers, chauves-souris...). Par extension, il contribue à favoriser l’installation de nouvelles espèces végétales par la nitrification du sol, notamment de certains arbres. La martre des pins, la fouine et la belette permettent aussi de réguler les populations de rongeurs comme les campagnols et les écureuils.
Du côté des corvidés, la corneille noire, la pie bavarde ou le geai des chênes jouent aussi un rôle de disperseurs de graines, quand l’étourneau mange les charançons et leurs larves qui sont des ravageurs de cultures. Enfin, certaines de ces espèces contribuent au maintien d’autres espèces qui en sont dépendantes. Ainsi la pie bavarde est la seule espèce permettant le maintien de la population française de coucou geai en pratiquant le parasitisme, de couvée et de soin parental, dans les nids de ces dernières. Une cohabitation est donc possible et même nécessaire pour préserver le fragile équilibre du vivant.
Par ailleurs, un groupe d’experts scientifiques met en exergue le manque de cohérence dans le choix des espèces, estimant qu’une espèce entière n'est pas ESOD en elle-même, que seuls des individus voire des populations d'une espèce animale sont parfois susceptibles d'occasionner des dégâts dans des conditions particulières, localement favorables. La notion même de « SOD » est désavouée par le groupement qui préférerait utiliser une définition de situation de conflit, locale et temporelle, à laquelle il est légitime de remédier. Enfin, le risque de confusion entre espèces rend difficile voire impossible l’imputation fiable de dégâts à une espèce précise.
La difficile balance bénéfices / préjudices
Compte tenu des bénéfices sur la biodiversité cités plus haut, il conviendrait de faire la balance avec les nuisances supposées. Les experts souhaitent relativiser la notion de dégâts propre à l’acronyme ESOD. Déjà, parce que l’adjectif « susceptible » fait état d’une possibilité, d’une probabilité, et non d’une réalité inéluctable. Ensuite, car la caractérisation actuelle des dégâts est jugée insuffisante, les nuisances sanitaires, économiques, matériels et sur les espèces n’étant pas explicitement définies dans le cadre de la réglementation. Pour mieux les établir, les dégâts devraient être constatés, avérés, quantifiés et imputables, selon un cadre scientifique rigoureux. Actuellement le classement des dégâts se fait sur la base de simples constats qualitatifs dont le chiffrage n'est vérifié par aucun organisme, ne reposant sur aucune méthode rigoureuse. Les effets bénéfiques tels que les services rendus par l’espèce aux écosystèmes, dont bénéficient les humains et leurs activités, ne sont pas considérés dans la balance nuisance / bénéfice de ces espèces.
Le classement par département est lui aussi sujet à critiques, le caractère local de la menace laissant parfois dubitatif, des espèces rentrant et sortant d’une année sur l’autre au gré des pressions des lobbies. Ainsi, la traque de la belette est maintenue dans le seul département du Pas-de-Calais visiblement débordé par le mammifère dont le risque sanitaire, sur la biodiversité et sur les activités agricoles paraît absent ou tout du moins négligeable. Le renard a été déclassé dans l’Yonne, mais pas dans les forêts limitrophes de Seine-et-Marne, la pie peut voler dans neuf départements de plus alors que la fouine redevient indésirable dans plusieurs départements où elle était tolérée jusque-là…
L’opinion publique est également divisée au sujet des ESOD puisque les deux tiers des français (71 % selon une consultation publique) estiment qu’il faudrait en finir avec cette classification, en raison notamment de la cruauté des méthodes d’abattage. La destruction par tir et par piégeage, en nombre illimité, en dehors des périodes d’ouvertures et de fermetures de la chasse, et des pratiques brutales comme le déterrage du renard (interdit dans l’Ardèche et l’Hérault) qui consiste à l’extraire de sa galerie à l’aide d’outils spécifiques et d’une meute de chiens paraissent inacceptables pour la majorité de nos concitoyens.
La Ligue de Protection des Oiseaux condamne la mise à mort de millions d’oiseaux et de mammifères considérés nuisibles pour les activités agricoles (cultures de céréales, les vignes, les vergers et les élevages de volailles) et réclame que l’efficacité de leur destruction soit prouvée. En effet, le bon sens voudrait que des preuves de la pertinence des destructions de ces animaux viennent étayer cette politique. L'hypothèse de réduction des dégâts permettant de faire perdurer un classement en ESOD. Sans en fournir la preuve.
Les alternatives pour arrêter le massacre
En l’absence de fondement scientifique sur lequel établir le classement des ESOD, le principe de précaution voudrait que des alternatives non létales soient privilégiées. Dans un premier temps, il conviendrait de démontrer que toutes les mesures préventives ont été mises en place pour éviter la rencontre entre la vie sauvage et les exploitations. Clôtures, grillages sécurisés, filets de protection, bâches ou répulsifs seraient déjà plus respectueuses du bien être animal. Dans un second temps, n’autoriser que le piégeage à l’aide de cage-piège limitant le risque de mutilation et permettant de relâcher l’animal s’il n’appartient pas à l’espèce ciblée. Et dernier recours uniquement recourir à l’abattage des ESOD de manière proportionnée, localisée dans l’espace autour de zones de dégâts majeurs, et adaptées aux dégâts qui leur sont imputés.
Malheureusement le cri d’alarme des associations n'a été que (très) légèrement audible puisqu’en août 2023 le gouvernement avait fait savoir par l’intermédiaire du cabinet de la secrétaire d’Etat à la Biodiversité de l’époque (Sarah El Haïry) « vouloir engager une réflexion pour rendre le cadre (des ESOD) plus lisible et efficace conformément aux attentes des acteurs ». Une mission de l’inspection générale de l’environnement et du développement durable est prévue pour « identifier comment font les autres (pays) et pouvoir comparer et alimenter la réflexion collective » sans retour à ce jour. La prise en compte de ces études ne se fera qu’en 2026 et 2029, laissant encore la possibilité aux chasseurs de poursuivre ces actions pendant plusieurs années.
La conclusion de l’avis des experts scientifiques et sociétaux sur le classement des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts se suffit à elle-même : « Dans un contexte grave de changement climatique et d’effondrement de la biodiversité, il en va de notre intérêt de cesser les destructions massives d’animaux sauvages et d’opter pour une politique fondée sur plus de connaissance et de respect de la nature et de notre environnement, pour une meilleure cohabitation. »
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