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Préservation du vivant et injonction de croissance économique : les incompatibles ?

Dernière mise à jour : 5 mars 2021

Les liens entre croissance économique et préservation du vivant (au sens large du terme : protection de la biodiversité, lutte contre le dérèglement climatique, santés humaine et animale...) sont étroits. Comme beaucoup d'enjeux de notre époque, cette question est particulièrement complexe. Aussi, afin d'aborder au mieux cette thématique, Etats sauvages a fait appel à trois chercheurs du CNRS (deux écologues et une économiste) qui ont très gentiment accepté de nous partager leurs connaissances et leur plume pour nous aider à mieux comprendre ce sujet. Nous tenons à adresser un immense merci à Jean-Louis Martin, Coralie Calvet et Vincent Devictor pour leur temps et leur aide précieuse. Leur article ci-dessous est un bel éclairage pour une meilleure compréhension de notre monde et des défis que nous devons relever.



Chaque jour l’actualité nous parle du besoin d’un retour de la croissance économique pour panser les plaies de la crise sanitaire, et chaque jour, également, de la nécessité de préserver le climat et le vivant. Plus rares sont les témoignages qui soulignent l’incompatibilité de la préservation du vivant et d’un système économique ayant la croissance comme principal moteur.



L’injonction de croissance source de perplexité


Une économie basée sur une recherche de croissance toujours plus forte implique une consommation accrue d’espaces, de ressources minérales, végétales et animales, et d’énergie. Son rapport extractif à la nature a des conséquences à la fois écologiques et sociales. D’un point de vue écologique, ce mode de production génère mécaniquement des pollutions multiples, l’artificialisation des sols, la destruction des milieux naturels, la modification du climat et des pertes irréversibles de biodiversité. Ce modèle économique engendre des inégalités sociales aussi bien au sein d’une même société, qu’entre différents pays. Et pourtant, la poursuite de la croissance sonne comme un mot d’ordre, une injonction à laquelle nous devons nous rallier. L’incompatibilité qui se dégage entre cette injonction de croissance et la nécessité de faire face aux crises écologiques et sociales interroge les écologues et un nombre croissant d’économistes.


Pour l’écologue, une croissance sans limite dans le temps et dans l’espace va à l’encontre de près de 60 ans de connaissances accumulées en écologie. Une économie basée sur une croissance infinie, exponentielle, ne peut qu’aboutir à l’épuisement des ressources et de l’espace au sein duquel cette économie se développe. A titre d’exemple, un taux de croissance annuel de 2 % appliqué à une consommation nette de ressources ayant 100 pour valeur initiale entraînera sa division par deux en seulement 30 ans et, in fine, aboutira à la disparition de ces ressources. La croissance constante d’un nombre d’individus dans une population est aussi nécessairement bornée dans l’espace et dans le temps. Une population humaine qui continuerait de croitre de 1 % par an, un taux légèrement inférieur à notre taux d’accroissement actuel, nous amènerait à 21 milliards d’humains en… 2121.



Cette contrainte ultime à l’idée de croissance infinie n’a pas échappé aux économistes. Certains d’entre eux ont proposé dans les années 1970 de nouvelles façons d’appréhender les modèles économiques en visant une économie « plus écologique ». Ces dynamiques étaient contemporaines de mouvements citoyens réclamant aux politiques des changements dans les modèles économiques afin qu’ils soient plus respectueux de la nature. Les remises en cause étaient profondes. Mais celles-ci ont rapidement été écartées par les sphères de la décision publique et privée, incarnées dans des mouvements politiques et des organisations industrielles.

Cela s’est traduit par des réponses qui ont proposé de nouvelles injonctions comme le « développement durable » supposées rendre compatible le développement économique avec la préservation de l’environnement et des exigences sociales.



Le mouvement néo-libéral qui suivi acheva d’engloutir le mouvement contestataire pour aboutir au modèle hégémonique actuel.

La nécessité de croissance comme moteur de l’économie de marché devait rester, et reste encore, la norme à suivre pour les sociétés occidentales. Les nombreuses politiques environnementales qui en découlent, avec leur cortège d’outils tels que les marchés du carbone, ou plus récemment les marchés de biodiversité, peuvent se lire comme des efforts politiques pour ne rien changer sur le fond.




Les concepts de services écosystémiques, de développement durable, ou de compensation écologique, sont des déclinaisons de la mise en pratique de cet agenda « croissanciste ». Toutefois, sa remise en question, se renouvelle et s’intensifie depuis peu, catalysée par le fond des crises sociales, écologiques et sanitaires qui s’accentuent.



L’injonction de croissance, dans quel but ?


Le modèle de croissance infinie est présenté par ses défenseurs comme nécessaire à la prospérité des systèmes socio-économiques dans les sociétés occidentales modernes. Cette posture est pourtant peu convaincante lorsqu’on analyse ses composantes. En effet, l’indicateur qui caractérise et quantifie la croissance économique, le produit intérieur brut (PIB), mesure la vitesse de l’économie, ses flux de matière, l’intensité du travail rémunéré et les niveaux de consommation de « biens » des ménages. Cependant, il exclut d’autres composantes pourtant nécessaires au maintien du système comme le travail non rémunéré, le bénévolat, et surtout, il n’intègre pas les éléments qui caractérisent le « bien-vivre » des personnes. Par exemple, il ne tient pas compte de l’état de santé, de la capacité à travailler, de l’accès à l’éducation, la culture, la justice, de la liberté d’expression, de la démocratie ou encore de la capacité à respecter la nature. Si certains indicateurs de « bien-vivre » augmentent d’abord avec le PIB, de nombreuses études en Europe et en Amérique du Nord montrent ensuite un plafonnement, puis une baisse du niveau de ces indicateurs au fur et à mesure que le PIB continue d’augmenter. De surcroît, la croissance du PIB, même inscrite dans le cadre du développement durable et social prôné par les Nations Unies, aboutit à une transgression toujours accrue des limites biophysiques et des ressources naturelles.

Les objectifs qui poussent à l’injonction d’une croissance infinie sont ailleurs. La croissance est consubstantielle à l’économie productiviste. Elle trouve sa justification dans les constructions intellectuelles et politiques qui sous-tendent sa mise en place et sa gouvernance. Ses présupposés irréalistes l’emportent sur la prise en compte des limites d’un monde fini car ils forment le socle de la société de consommation. Une telle société exige une politique qui organise et encourage la consommation, sans que cette fin en soi puisse être remise en question, et demeure en rupture avec la réalité sociale sur laquelle elle s’appuie.

Elle néglige, par exemple, que les bénéfices apparents et de court terme d’une agriculture intensive à grands renforts d’engrais et de pesticides masquent ses effets destructeurs sur la fertilité future des sols et sur la santé des populations exposées. Même lorsque des dommages collatéraux sont reconnus, leurs causes demeurent ignorées ou considérées comme acceptables au regard des bénéfices socio-économiques immédiats qu’ils permettent.



Cette vision économique considère également la croissance comme incontournable pour lutter contre le chômage. Cependant, elle omet l’analyse de ses propres effets destructeurs d’emploi, et semble incapable de se projeter dans une économie alternative déconcentrée et relocalisée, plus riche en travail humain, dans laquelle une redistribution des tâches permettrait des vies plus compatibles avec des considérations sociales, personnelles, familiales, culturelles et environnementales. Cette rigidité idéologique, et la fragilité conceptuelle de ce modèle, contrastent avec la solidité des données qui documentent les effets négatifs de cette injonction de croissance sur le vivant, et sur la capacité du vivant à nous faire vivre durablement et dans de bonnes conditions.



L’injonction de croissance à l’épreuve du vivant


Le constat des effets négatifs que nos activités ont sur le vivant qui nous entoure est très ancien. Au 20ième siècle, avec l’apogée du productivisme, ces effets prennent une ampleur inégalée. Le constat est simple. La production de « biens » exige de consommer toujours plus de ressources naturelles et résulte en la production de déchets dont la quantité toujours plus importante pose de réels problèmes pour les absorber. Ces effets négatifs sont d’autant plus facilement négligés qu’ils se manifestent souvent loin de ceux qui en tirent bénéfice, ou du fait qu’ils apparaissent avec un temps de latence dû aux temporalités des systèmes naturels. C’est ce que montre le défi climatique, mais aussi l’érosion des sols et l’effondrement de la biodiversité dans toutes ses composantes. C’est ce que montre également l’augmentation de la fréquence et de l’ampleur des pandémies, résultat d’une intrusion accrue des humains dans des habitats dégradés entrainant une intensification des contacts avec des espèces sauvages y compris via leur commercialisation et leur consommation. Malgré cela, les déclarations politiques continuent de marteler la nécessité d’une relance économique par la consommation. Elles entrent en dissonance avec les conclusions des Conférences sur l’environnement qui se succèdent depuis 1972. Ces dernières ont acté la nécessité de lier les questions de justice environnementale, de justice sociale et de lutte contre la pauvreté. Si ces ambitions sont louables, leur mise en œuvre reste une succession d’échecs, en particulier pour l’arrêt de l’érosion de la biodiversité. C’est ce que souligne l’inquiétant bilan établi par le Rapport d’Evaluation de l’Etat de la Biodiversité de 2019.



Une analyse récente par Otero et al. (2020) souligne que les politiques issues de ces réunions internationales restent basées sur des scénarios de croissance et sur une évaluation de la nature conforme aux attendus de l’économie de marché. Elles font l’hypothèse que des gains d’efficacité dans l’usage des ressources permettraient de découpler croissance et perte de biodiversité. Ce découplage n’a pas eu lieu. De nombreux travaux suggèrent qu’il n’est pas réalisable et que c’est bien l’abandon de la croissance comme objectif politique qu’il est désormais nécessaire d’accepter. Un premier correctif, a minima, serait de tempérer dans les négociations internationales le présupposé favorable à la croissance en reconnaissant explicitement les problèmes que celui-ci pose au maintien de la biodiversité. Mais, devant l’ampleur du défi à relever, c’est une révision encore plus radicale du fonctionnement, du rôle, et de la place de l’économie de marché qui devrait s’imposer si l’on veut sans ambigüité mettre l’économie au service des personnes et de la viabilité de leur environnement et non le contraire.




Penser et expérimenter hors croissance


La nécessité de définir un cadre conceptuel apte à répondre aux défis qui s’imposent s’accompagne d’un besoin d’expérimenter, de proposer et d’apprendre des alternatives de vie collective et individuelle qui reposent sur des modèles de pensée différents. La décroissance est souvent, et à tort, assimilée à une récession, un simple recul du PIB. En réalité, elle correspond davantage à une adhésion collective à un schéma politique et social différent, plus égalitaire, choisi, démocratique, et ayant pour impératif l’exigence d’un « bien-vivre » de tous les humains et non-humains et d’une justice environnementale et sociale. Elle écarte la poursuite d’une augmentation du PIB dont peu de personnes profitent concrètement dans leur quotidien. Une telle révision se focalise nécessairement sur le respect des limites de la biosphère mais ne s’en contente pas. La destruction de la nature devrait être envisagée comme un problème en soi, une atteinte problématique à une altérité, une autonomie. La nature devrait cesser d’être traitée comme le simple objet de nos envies et de nos besoins, ou d’être réduite à une seule fonction de pourvoyeuse de ressources et de services.



Il s’agit de changer en profondeur les modes d’aménagement par une évaluation rigoureuse de l’utilité des projets et des besoins auxquels ils se rattachent et d’écarter les justifications discutables de soutien à la croissance économique et à l’emploi ou ce qui est présenté, souvent sans discussion, comme un « intérêt général ». Pourquoi, par exemple, envisager plus de zones commerciales dans des zones déjà largement pourvues ?


D’autre part, les productions matérielles devraient s’inscrire dans des espace-temps écologiques compatibles avec les limites des ressources disponibles, prendre en compte la saisonnalité et la proximité de ces ressources et la contribution de leur utilisation au « bien-vivre ». Une économie respectueuse de la nature et au service de la société dans des territoires hospitaliers aux humains et non-humains devrait éviter de localiser les activités extractives là où elles compromettent la biodiversité ou génèrent des inégalités sociales. L’alimentation devrait ne pas faire l’objet d’une « financiarisation » sur des marchés spéculatifs et fictifs ou d’une perfusion d’aide indexée sur le seul rendement. L’agroécologie et l’approvisionnement local sont souvent écartés par une agro-industrie intensive et hégémonique avant même de pouvoir être initiés.

La re-naturalisation de zones artificialisées, le refus d’une mise en équivalence d’une destruction nette de biodiversité avec des compensation douteuses, la réévaluation des besoins réels en nouvelles infrastructures et une meilleure utilisation des zones déjà bâties devraient être au cœur d’une politique de protection. Ces réflexions permettraient peut-être de ne pas se contenter de slogans prometteurs comme ceux de « zéro artificialisation nette » (Plan Biodiversité de 2018) ou une « absence de perte nette de biodiversité » (loi Biodiversitéde 2016) dans un contexte où le développement de nouvelles zones artificielles demeure pourtant encouragé.

De nouvelles pratiques d’aménagement des villes commencent à se développer et plus largement des schémas stratégiques d’aménagement régionaux qui devraient être l’occasion d’une exigence écologique réaffirmée. Certaines se traduisent déjà par la densification urbaine, la remobilisation de friches urbaines et industrielles, la mise en place de couvertures végétalisées et de plus en plus d’espaces « de nature » en ville. Ces initiatives redonnent de l’espoir et permettraient de mieux asseoir la légitimité des décideurs.



Condamnés ou libérés ?


Ne pas poursuivre la croissance économique comme un dogme mais opter pour plus de sobriété est souvent décrit comme synonyme d’effort et de privation. Est-ce une certitude ?

Une vision du monde réduite à des consommateurs, des producteurs ou des ressources au service de l’impératif productif est une grille de lecture qui chosifie aussi bien les humains que les non-humains. Elle limite notre aptitude à l’évaluation critique de nos a priori. L’agriculture biologique non industrielle, par exemple, est souvent considérée comme moins rentable économiquement par rapport à l’agriculture dite conventionnelle. L’idée sous-jacente est qu’une telle baisse de production serait une faute impardonnable. L’est-elle, alors que par ailleurs, de nombreux domaines souffrent de surproduction ? L’est-elle en termes de capacité de production sur la durée et de résistances à des maladies qui nécessitent l’emploi de toujours plus de produits chimiques ? De la même manière, décarboner l’économie est considéré comme ayant un effet délétère sur l’emploi. Le serait-il réellement dans une société qui chercherait à promouvoir l’accès à l’emploi ? Plutôt que des handicaps, ces mutations ne sont-elles pas des moyens qui faciliteraient le passage d’une société hétéronome, soumise à l’injonction productiviste, à une société plus autonome créée par des personnes capables de continuellement réévaluer leurs priorités et leurs décisions à l’aune du bien-vivre des humains et non-humains ? La crise sanitaire actuelle ne nous a-t-elle pas fait prendre conscience que ce qui était affiché hier comme prioritaire devenait soudain secondaire ?



Sommes-nous vraiment condamnés à faire en voiture des trajets qui n’excèdent pas 5 km ? Ne pouvons-nous pas « libérer » les cyclistes ou les piétons enfermés dans ces voitures ? Sommes-nous condamnés à respirer un air pollué ? A consentir à la consommation de masse comme modèle à suivre ? A adorer le saumon fumé dopé aux hormones ou les chocolats de pâques qui n’ont de chocolat que le nom et qui finissent jetés comme invendus ? Sommes-nous condamnés à produire une nourriture susceptible de nuire à notre santé et à détruire les sols et la biodiversité pour continuer à alimenter des flux financiers ?

Sommes-nous condamnés à vivre sous un climat déréglé, ou à la stratégie de conquête et de compétition en lieu et place de solidarité et de coopération ? Sommes-nous condamnés à ignorer les limites dans lesquelles s’inscrivent la vie, y compris la nôtre ? Il parait urgent de reconnaitre ce qui nous anime et de nous libérer d’une injonction outrageusement contradictoire.

Jean-Louis Martin - Chercheur en Écologie, Centre d’Écologie Fonctionnelle et Evolutive, CNRS Montpellier

Coralie Calvet - Chercheuse en Sciences Économiques, Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive, CNRS Montpellier

Vincent Devictor - Chercheur en Écologie, Écologue, Institut des Sciences de l’Evolution de Montpellier, CNRS Montpellier


Contact : jean-louis.martin [at] cefe.cnrs.fr



Pour en savoir plus :

  • AUDIER, S. (2017). La société écologique et ses ennemis: pour une histoire alternative de l'émancipation. La Découverte.

  • AZAM, G. (2019). Lettre à la Terre-Et la terre répond. Le Seuil.

  • CHAMAYOU, G. (2018). La société ingouvernable: une généalogie du libéralisme autoritaire. La fabrique éditions.

  • FELLI, R. (2009) Les deux âmes de l’Écologie. L’Harmattan.

  • FEYDEL, S., & BONNEUIL, C. (2015). Prédation: Nature, le nouvel eldorado de la finance. La découverte.

  • LARRERE, C.&LARRERE, R. (2020) Le pire n'est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste. Premier Parallèle.

  • MARIS, V. (2018). La part sauvage du monde-Penser la nature dans l'Anthropocène. Le Seuil.

  • MARTIN, J.-L., MARIS, V. &SIMBERLOFF, D.S. (2016). The need to respect nature and its limits challenges society and conservation science. Proceedings of the National Academy of Sciences113, 6105–6112. National Acad Sciences.

  • MEADOWS, D.H., MEADOWS, D.L., RANDERS, J. & BEHRENS, W.W.I. (1972).The limits to growth, 2nd edition. New American Library, New York.

  • MILL, J.S. (1848). Of the stationary state. Book IV.

  • O’NEILL, D. et al. (2018). “A good life for all within planetary boundaries”. In: Nature sustainability 1.2, p. 95.

  • OTERO, I., FARRELL, K.N., PUEYO, S., KALLIS, G., KEHOE, L., HABERL, H., PLUTZAR, C., HOBSON, P., GARCÍA‐MÁRQUEZ, J. & RODRÍGUEZ‐LABAJOS, B. (2020). Biodiversity policy beyond economic growth. Conservation Letters, e12713. Wiley Online Library.

  • ROWELL, A. (2017). Green backlash: Global subversion of the environment movement. Routledge.

  • STIEGLER, B. (2019). " Il faut s'adapter": sur un nouvel impératif politique (p. 336). Gallimard.

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